L’élevage occupe depuis toujours une place fondamentale dans la vie économique, sociale et culturelle du continent africain. De la Mauritanie à la Tanzanie, du Niger à l’Afrique du Sud, les troupeaux font partie intégrante du paysage et du mode de vie de millions de familles. Ils représentent à la fois une richesse économique, un capital social et un symbole identitaire. Pourtant, ce secteur vital traverse aujourd’hui une crise profonde, à la fois silencieuse et structurelle. Entre la dégradation des ressources naturelles, les effets du changement climatique, la faiblesse des politiques publiques et la transformation des sociétés rurales, l’élevage africain se trouve à la croisée des chemins.
Sur le plan économique, le poids de l’élevage est considérable. Selon la Banque africaine de développement (BAD), il contribue en moyenne à 20 à 30 % du produit intérieur brut agricole des pays africains. Il assure la subsistance directe de près de 300 millions de personnes, principalement dans les zones sahéliennes et semi-arides. Dans ces régions, l’animal n’est pas seulement une source de lait, de viande ou de cuir ; il est un signe de statut, un moyen d’épargne et une assurance contre les crises alimentaires. Au Sénégal, au Mali ou encore au Tchad, posséder un troupeau demeure une marque de respect et de stabilité sociale.
Mais derrière cette importance socio-économique se cache une réalité fragile. Les systèmes d’élevage africains, encore largement traditionnels, sont confrontés à une dégradation alarmante de leurs bases naturelles. Les pâturages se rétrécissent, les points d’eau se raréfient, et les périodes de sécheresse deviennent de plus en plus longues et imprévisibles. Le changement climatique, en accélérant la désertification et la variabilité des pluies, bouleverse les anciens équilibres entre éleveurs et agriculteurs. Autrefois complémentaires, ces deux groupes se retrouvent désormais en compétition pour l’accès à la terre et à l’eau. Dans certaines régions du Sahel, ces tensions ont dégénéré en conflits meurtriers, remettant en cause la cohésion sociale et la mobilité pastorale qui a longtemps caractérisé ces sociétés.
La mobilité, justement, est au cœur du modèle pastoral africain. La transhumance permet aux éleveurs de suivre les ressources au gré des saisons. Mais aujourd’hui, ce mode de vie ancestral est de plus en plus menacé par la sédentarisation forcée, la pression démographique et la multiplication des aménagements agricoles. Des milliers de kilomètres de couloirs de transhumance ont disparu, grignotés par les champs ou les infrastructures. Le résultat est une accumulation de tensions locales, une perte de revenus et, souvent, un exode vers les villes. Ainsi, de nombreux jeunes issus de familles pastorales abandonnent l’élevage pour chercher du travail dans les centres urbains, entraînant une crise de relève générationnelle.
Sur le plan productif, le constat est tout aussi préoccupant. L’Afrique possède un immense cheptel — plus de 360 millions de bovins, 400 millions d’ovins et caprins et près d’un milliard de volailles —, mais sa productivité demeure parmi les plus faibles du monde. La plupart des races sont locales, résistantes mais peu productives. L’alimentation du bétail repose sur le pâturage naturel, souvent insuffisant, tandis que l’accès aux soins vétérinaires, aux aliments concentrés et aux technologies modernes reste limité. La production moyenne de lait en Afrique subsaharienne est estimée à moins de 500 litres par vache et par an, contre plus de 6 000 litres dans les pays européens. Ce décalage illustre le retard technologique et structurel du secteur.
À cela s’ajoute le manque d’infrastructures adaptées. Les routes rurales sont souvent impraticables, les marchés mal organisés, et les abattoirs ne répondent pas aux normes sanitaires. Une grande partie de la viande et du lait produits se perd faute de moyens de conservation et de transformation. Dans certaines zones, les pertes post-abattage peuvent atteindre 30 % de la production totale. Les éleveurs, mal encadrés, vendent leurs bêtes à des prix dérisoires à des intermédiaires mieux informés, accentuant leur vulnérabilité économique.
Les politiques publiques, quant à elles, demeurent souvent insuffisantes ou mal orientées. Dans plusieurs pays, l’élevage est encore perçu comme un secteur traditionnel, marginal par rapport à l’agriculture de rente. Peu d’investissements sont consacrés à la recherche, à la formation ou à la valorisation des produits locaux. Pourtant, le potentiel est immense : la viande africaine, le lait, les cuirs et les peaux pourraient constituer des sources importantes d’exportation et de création d’emplois si le secteur était modernisé et mieux structuré.
Heureusement, des initiatives commencent à voir le jour. Dans certains pays, comme le Kenya, des coopératives d’éleveurs utilisent désormais les technologies numériques pour commercialiser leurs produits en ligne ou suivre la santé du bétail grâce à des applications mobiles. Au Sénégal, le Programme national d’appui à l’élevage cherche à renforcer la production laitière locale et à réduire la dépendance aux importations. Au Niger, des systèmes d’alerte précoce permettent d’anticiper les crises pastorales en surveillant la disponibilité des pâturages. Ces efforts restent toutefois isolés et nécessitent une coordination régionale pour être efficaces à long terme.
Repensé dans une logique durable, l’élevage africain pourrait redevenir un moteur de développement économique et de stabilité sociale. Pour cela, il faut garantir aux éleveurs un accès sécurisé aux ressources naturelles, investir dans la santé animale, renforcer les capacités des femmes et des jeunes dans le secteur, et surtout, reconnaître le pastoralisme comme une culture vivante et moderne, et non comme un vestige du passé.
Le défi est immense, mais il est aussi porteur d’espoir. Car au-delà des chiffres et des contraintes, l’élevage reste au cœur de l’identité africaine. Préserver ce secteur, c’est non seulement protéger des millions de moyens de subsistance, mais aussi défendre une part essentielle de la mémoire, de la résilience et de la dignité du continent.
