Le Tamkharite, célébré chaque année au Sénégal le dixième jour du mois lunaire de Muharram, est une fête musulmane à la fois religieuse et culturelle. Connue sous le nom d’Achoura dans l’ensemble du monde musulman, cette journée revêt une signification profonde, marquée à la fois par la spiritualité, la mémoire et la tradition. Si son origine est liée aux premiers événements de l’islam, son expression au Sénégal est devenue une véritable institution sociale et familiale.
Dans la tradition islamique sunnite, que suit la majorité des Sénégalais, le jour de l’Achoura commémore le moment où Dieu sauva le prophète Moïse et les enfants d’Israël de Pharaon, en leur permettant de traverser la mer Rouge. Informé de cette délivrance et du jeûne pratiqué à cette occasion par les juifs de Médine, le Prophète Mohammed (Paix et Salut sur lui) recommanda à ses fidèles de jeûner ce jour-là, ainsi que la veille ou le lendemain, afin d’exprimer leur reconnaissance à Allah tout en se distinguant des autres communautés religieuses. Ainsi, pour les sunnites, cette journée est surtout marquée par le jeûne volontaire, considéré comme un moyen d’expiation des péchés de l’année écoulée.
Toutefois, chez les chiites, cette date du 10 Muharram prend une tout autre dimension. Elle marque le martyre de l’Imam Hussein, petit-fils du Prophète Mohammed, assassiné lors de la bataille de Karbala en l’an 680. Ce drame historique, au cours duquel Hussein et ses partisans furent massacrés par les forces du calife omeyyade Yazid, est vécu par les chiites comme une tragédie fondatrice. Pour eux, Achoura est un jour de deuil, de pleurs et de méditation sur l’injustice, le sacrifice et la fidélité à Dieu. Dans de nombreux pays chiites, ce jour donne lieu à des cérémonies de lamentation, des récitations de poésie religieuse, des processions, et des pièces de théâtre retraçant les souffrances de Hussein et de sa famille. Il symbolise le combat éternel contre la tyrannie et l’injustice.
Au Sénégal, le Tamkharite est célébré selon la tradition sunnite, mais avec une forte empreinte culturelle et sociale. C’est une journée de rassemblement familial, d’introspection et de joie partagée. La veille, de nombreux fidèles jeûnent pour respecter la recommandation prophétique. Le soir venu, un repas copieux et traditionnel est préparé dans les foyers : le fameux cheri tamkharite, un couscous de mil agrémenté de viande, de légumes, de dattes ou de raisins secs. Ce plat est souvent partagé avec les voisins ou les personnes démunies, dans un esprit de solidarité et de générosité.
L’un des aspects les plus singuliers du Tamkharite au Sénégal est la participation festive des enfants, qui animent les rues dans une ambiance joyeuse. Habillés de façon originale – parfois avec des vêtements du sexe opposé ou des tenues traditionnelles exagérées – ils chantent des refrains appelés « kharite », et vont de maison en maison recevoir des friandises ou quelques pièces. Ce rituel, très attendu par les plus jeunes, rappelle dans une certaine mesure la fête d’Halloween, bien que ses racines soient purement locales. Il illustre l’adaptation populaire d’un événement religieux à une culture vivante, transmise de génération en génération.
Malgré cet aspect festif, certaines voix religieuses appellent à une revalorisation du sens spirituel de la fête. Elles dénoncent les excès, les distractions ou les pratiques qui n’ont pas de fondement dans la tradition islamique. Pour elles, le Tamkharite doit rester une journée de piété, de prière et de retour à Dieu, plutôt qu’une simple occasion de festin ou de déguisement.
Au-delà de ces débats, le Tamkharite demeure un repère spirituel important pour les musulmans sénégalais. Il marque l’ouverture de la nouvelle année islamique et invite à méditer sur le temps, la foi, les épreuves de l’humanité, et la nécessité de se rapprocher d’Allah. C’est aussi une occasion de se souvenir des grands personnages de l’histoire de l’islam – Moïse pour les sunnites, Hussein pour les chiites – et de s’inspirer de leur courage, de leur foi et de leur droiture.
Ainsi, le Tamkharite, dans sa richesse et sa diversité, reflète la pluralité de l’islam et la capacité des communautés à intégrer les traditions religieuses dans leur vécu quotidien. En conjuguant la foi, la mémoire et la culture, cette fête incarne un message universel de paix, de solidarité et de spiritualité vivante.