Au fil des années, le Sénégal a été confronté à un déséquilibre territorial profond, marqué par une forte concentration des populations, des infrastructures, des services et des opportunités économiques dans la région de Dakar. Cette capitale, qui ne représente que 0,3 % du territoire national, concentre à elle seule près de 25 % de la population sénégalaise, soit environ 3,9 millions d’habitants, et plus de 60 % des activités économiques formelles du pays. L’accès à l’électricité y atteint 95 %, contre moins de 40 % dans certaines zones rurales de l’intérieur du pays. Près de 87 % des médecins spécialistes y exercent, tandis que plus de 70 % des entreprises sont également installées dans cette région côtière. Ce déséquilibre structurel a entraîné une marginalisation croissante de l’intérieur du pays et a contribué à l’exode rural massif des jeunes à la recherche de meilleures conditions de vie.

Face à cette réalité préoccupante, l’État du Sénégal a initié une réforme majeure dans le cadre de l’Acte III de la décentralisation, en mettant en place une nouvelle organisation du territoire fondée sur huit pôles de développement. Ces pôles  ont été conçus comme des espaces cohérents de planification, de coordination et de mise en œuvre de politiques publiques territorialisées. L’objectif est de favoriser un développement équitable entre les régions, en valorisant les potentialités économiques propres à chaque espace géographique, tout en réduisant la pression exercée sur Dakar.

Chaque pôle s’appuie ainsi sur ses ressources spécifiques : Kaolack-Kaffrine sur l’agriculture arachidière, Tambacounda-Kédougou sur le potentiel minier, Ziguinchor sur le tourisme écologique et la pêche, Saint-Louis sur l’agro-industrie et la riziculture, etc. À titre d’exemple, les investissements dans l’exploitation de l’or dans la zone de Kédougou ont atteint plus de 150 milliards de FCFA en 2023, tandis que la vallée du fleuve Sénégal, dans le pôle Saint-Louis-Louga, produit plus de 200 000 tonnes de riz par an, ce qui en fait un bassin agricole stratégique.

En 2050, le Sénégal ne sera plus un pays dominé par un unique centre, mais une République polycentrique, fondée sur des pôles dynamiques, solidaires, ancrés dans leurs réalités locales mais ouverts à l’économie globale. Ce modèle fera du territoire non plus un lieu de relégation, mais un levier stratégique de l’émergence nationale.

Les huit pôles ne seront pas seulement des cartes géographiques ; ils seront des cœurs battants d’un Sénégal réinventé, où chaque citoyen pourra vivre, travailler, apprendre et s’épanouir là où il est né.

 

Cependant, la mise en œuvre de cette réforme se heurte à plusieurs difficultés. D’abord, les moyens financiers alloués sont encore très limités : moins de 5 % du budget national est orienté vers l’aménagement du territoire, ce qui freine la réalisation des projets identifiés dans les plans stratégiques des pôles. Ensuite, les collectivités territoriales, qui sont au cœur de cette nouvelle gouvernance, manquent cruellement de ressources humaines qualifiées : moins de 20 % d’entre elles disposent de cadres spécialisés en planification territoriale, ingénierie ou finances publiques. À cela s’ajoute une faible coordination entre les services déconcentrés de l’État, les agences publiques, les ONG et les élus locaux, ce qui crée des chevauchements de compétences et ralentit les initiatives.

Autre difficulté majeure : la faible attractivité des régions de l’intérieur pour les investissements privés. En 2022, selon la Banque mondiale, 75 % des investissements directs étrangers au Sénégal étaient encore concentrés à Dakar. Ce déséquilibre freine le développement économique local et entretient la marginalisation de plusieurs zones à fort potentiel. Il faut également souligner que les infrastructures de base restent largement insuffisantes dans plusieurs pôles : par exemple, moins de 30 % des routes entre Tambacounda et Kédougou sont bitumées, rendant l’accès difficile et limitant les échanges commerciaux entre les régions.

Malgré ces défis, les pôles territoriaux représentent une vision audacieuse pour transformer le Sénégal en profondeur. Pour qu’ils deviennent des moteurs de croissance et d’équité, plusieurs conditions doivent être réunies. Il faut d’abord un engagement fort de l’État à travers des investissements massifs et ciblés dans les infrastructures, l’énergie, les technologies, les centres de formation et la santé. Il est également nécessaire de doter chaque pôle d’un fonds d’investissement spécifique, orienté vers ses secteurs stratégiques. La connectivité entre les pôles doit être renforcée par la modernisation du réseau routier, ferroviaire et numérique. En outre, l’implication active des citoyens, des jeunes, des femmes, des collectivités locales et des entrepreneurs est essentielle pour garantir une appropriation locale et une dynamique endogène.

Les pôles doivent aussi devenir des espaces d’innovation, de dialogue territorial, de valorisation des savoir-faire locaux et de résilience face aux changements climatiques. La jeunesse sénégalaise, qui représente plus de 60 % de la population, doit y trouver des opportunités concrètes pour se former, entreprendre et bâtir son avenir dans son territoire d’origine, au lieu d’être contrainte à l’exil vers Dakar ou l’étranger.

En définitive, la réforme des huit pôles territoriaux incarne une volonté de bâtir un Sénégal plus équilibré, plus solidaire, où chaque région a sa place et sa chance. Si les obstacles sont encore nombreux, les potentialités le sont tout autant. À condition d’une mobilisation politique durable, d’une gouvernance territoriale renforcée et d’un investissement conséquent, ces pôles peuvent devenir les piliers d’un développement territorial inclusif, durable et équitable pour l’ensemble du pays. Aujourd’hui la Vision 2050 sur les pôles de développement constitue un tournant majeur dans l’histoire de l’aménagement du territoire au Sénégal. Elle répond à une nécessité impérieuse : faire du territoire un levier de croissance équitable, durable et souveraine. Si les investissements, la volonté politique et l’adhésion citoyenne suivent, le Sénégal pourra se doter d’un réseau de pôles dynamiques et solidaires, à même de porter le développement économique et sociale du pays sur les prochaines décennies.

 

 

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